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Suisse, Stein am Rhein: Hauptplatz |
Jean-Da m'offre un petit déjeuner de luxe dans une boulangerie de la place du vieux bourg de Stein am Rhein. Le bal des mouettes qui se chicanent de perchoir en perchoir est amusant. Pour le divertissement, on leur donne nos miettes. Le corps et l'esprit sont fatigués par l'intensité et la durée des efforts et des émotions. On établit le camp au bord du Rhin face à un décors aux couleurs feu d'artifice, on paraisse au soleil, on médite, on lit et grignote. Une soirée philosophe et froide, arrosée de thé épicé, brûlant, sur le chemin de l'Amour et de la Paix intérieure.
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Suisse, Stein am Rhein: Campement au bord du Rhin |
Un village tous les 3 kilomètres, c'est la moyenne suisse, un pays condensé. Les maisons à colombages sont parfaitement rénovées. Entre leurs poutrelles de bois apparents, les murs terreux sont bombés, peints en rouge, bleu, gris, blanc. Elles sont entourées de jardins entretenus minutieusement. Les animaux domestiques racés y jouent les potiches. En Suisse-Allemande, les potagers sont courants. Une idée à exporter. Les naissances sont signalées par les contours de grandes cigognes bleues ou rose découpées dans des panneaux de bois, accrochées aux frontons des fermes. Bonne nouvelle partagée. Il fait brumeux et froid. On fait des pauses thé près de chaque fontaine villageoise: place pavée, bassin de granit massif, eau claire. "Verboten", voilà le mot marquant du jour. Des centaines de panneaux nomment les interdictions les une après les autres: "dépôt interdit", " interdiction de fumer", "il est interdit de nourrir les animaux", "interdiction de stationner", "pêche interdite en amont", "jeux interdits sur la voie publique", "interdiction de toucher", "parking interdit", "nage interdite", "passage interdis", "camping interdit", "interdiction de cueillir des fleurs", "interdiction de traverser". "véhicules à moteur interdis", "sens interdit"... Une première bouchée de Suisse au goût repoussant, fade, terne, crispant, triste. Jean-Da plaisante: "Bienvenu au pays de l'Interdit". On délimite,on réglemente, on sépare, on protège, on sécurise, on met en garde, on tente de conserver l'harmonie en signifiant que les débordements seront punis. Soyons honnête, je n'en ai plus l'habitude et cela me choque. Les habitants de ce pays auraient-ils perdu leur bon sens? Cette société est-elle à ce point éclatée? Ne peut-on plus compter sur la bienveillance réciproque pour cohabiter? Que penser d'un monde où la police est garante de l'Amour? Peut-on y vivre en tant qu'Etre Humain?
Deux montées et deux descentes jusqu'à Winterthur où l'on pic-nique sur un banc public, au bout d'une place de jeu ("interdiction d'escalader le toboggan"), sous un hêtre gigantesque, jauni et orangé, romantique. C'est la sortie des écoles, ça anime le quartier résidentiel autrement calme comme la mort. Je m'interroge: Que fait la population? Pourquoi personne ne se promène-t-il? Que signifie ce manque d'activité. ces rues désertes, sans vie? Jean-Da explique patiemment des évidences oubliées, On a les références d'où l'on vient! On mange, on rit, on regarde, on se tait.
Montée à 17% et quelques bosselettes avant d'atteindre Kloten. On est raide, pause café non loin de l'aéroport. Un employé communal est payé pour tondre, à l'aide d'une machine de la taille d'un petit tracteur, une place de parc en gravier (????). Je me tourne vers Jean-Da mi-sourire, mi-dépit, les yeux suppliants, je cherche une explication. Tout la créativité, l'humour et le soin qu'il y mettra n'empêchera pas le mot "ABSURDE" de s'afficher comme un néon rouge clignotant sur les parois de mon cerveau. C'est pas évident ce retour en Suisse...
On a campé dans la foret, sur un tapis de feuilles mortes pleines de couleurs sur une colline un peu à l'Est de Zurich, sympathisé avec le fermier entrain de clôturer son verger, l'arpentant à grandes enjambées. On parle longuement des projets de chacun, des idéaux partagés, des utopies vers lesquelles on entend se diriger. Pourtant je sais qu'il vaudrait mieux que je me concentre sur le présent, que je soigne le retour, que j'évite de trop me projeter, que je laisse venir, que j'avance lentement. De son côté Jean-Da est intarissable, plein d'enthousiasme et d'idées à concrétiser. Sur un banc à côtés de l'église de Baden, on les explore, les décortique, les goûte, s'en saoule, comme si l'on déballait des bonbons acidulés: une douceur piquante. C'est excitant, passionnant, amusant et boostant, envahissant, déroutant, terrorisant, fatiguant.
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Suisse, Baden |
Je craque absolument. La pression est trop forte pour moi: l'arrivée en Suisse, la peur des changement inhérents à ce fait, les chocs culturels successifs, l'excitation de retrouver les proches, les projections farfelues vers des thématiques anachroniques, les incertitudes concernant la météo, les changements d'itinéraire, les rencontres prochaines avec plusieurs amis de longue date, les interrogations existentielles à propos de mon futur, de ma trajectoire, le bien-fondé de mes choix, la remise en cause de mes compétences sociales, de gestion de l'anxiété, de la vie quotidienne... Je m'effondre, c'est trop de pression, trop de stress, trop d'organisation, trop d'idées qui tournent en boucle dans mon esprit, je craque, Il faut s'énerver et protester, puis pleurer, s'asseoir par terre de désespoir, se réfugier dans les bras soutenant de mon partenaire de route, écouter sa voix plein de mots rassurants, puis se mettre en queue de peloton, suivre docilement la cadence, ne plus y penser, laisser passer l'orage, s'en remettre à.
"Les voyageurs ont au moins le choix. ceux qui mettent à la voile savent que les choses seront différentes de chez eux. Les explorateurs sont préparés. Mais pour nous, qui voyageons dans les vaisseaux sanguins et parvenons par hasard aux cités intérieur, il n'y a pas de préparation. Nous qui avons la parole facile découvrons que la vie est une langue étrangère. Quelque part entre les marais et la montagne [..], il y a la passion et le chemin qui y mène est abrupte, et le retour bien pis." (Jeanette Winterson: La passion).
Ce soir, on campe au bord de l'Aare. Un promeneur s'avise de nous demander si nous ne sommes pas des Syriens en cavale. La psychose du journal télévisé s'immisce jusque au fond des bois. Premier retrais d'argents à un distributeur de billet, les courses du jour m'en coûteront la moitié. Le coût de la vie hélvétique me saute aux yeux. Une expérience intéressante. Jusque là, c'est le porte monnaie de mon partenaire qui se vidait.
"I'm all lost in the supermarket
I can no longer shop happily
I came here for that special offer
Guaranteed personnality
I'm all turned in, I see all the programmes
I save coupons from packets of tea
I've got my giant hit discoteque album
I empty a bottle and I feel a bit free
The kids in the halls, the pipes in the walls
Make me noises 4 company
Long distance callers make long distane calls
And the silence makes me lonely
I'm all lost in the supermarket
I can no longer shop happily
I came here for that special offer
Guaranteed personnality
And it's not here to DISAPPEAR"
Dans notre dos, la centrale nucléaire proche d'Arraau, on suit toujours la rivière, Plus de gorges, la plaine est construite jusque sur les flancs de collines. Les maisons montent en escaliers bétonnés, Entre les villages, des champs et de petites parcelles de forets automnales. On est fatigués et on se réjouis d'arriver
à Soleur o
ù Philipp nous attend. Rappelez vous, nous l'avions rencontré au Népal, dans les rues de Pokhara o
ù il séjournait avec son amie Pascale. Deux cyclonautes avec lesquels une véritable amitié s'est liée (voir:
http://www.jeandaetleo.blogspot.ch/2013/12/nepal-pokhara-vive-les-vacances.html). Il nous ouvre la porte de la très belle maison familiale. Nous y passons une soirée sympathique, pleine de souvenirs, d'échanges. Jean-Da et lui partagent leurs impressions
à propos du retour. Une démarche que je vois comme périlleuse, pleine de doutes et de moments de solitude dans ce contexte si étrange, saturé, entouré de gens pressés... mais pas que. Il me faut du repos afin d'éviter que le cataclysme émotionnel d'hier de se reproduise. Une bonne raclette et au lit.
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Suisse, Soleur: une nuit chez Philipp, l'ami Cyclo |
Philipp nous escorte jusqu'en ville. Aujourd'hui, il passe un entretien d'embauche. Son premier boulot depuis son arrivée sur le territoire helvétique. Un grand jour! Merci Philipp pour ton accueil, ton amitié, ton authenticité. Et bonne chance. Il reste encore beaucoup de kilomètres à parcourir sur le chemin de la réintégration. Un chemin tortueux lorsqu'on est un libre-penseur philosophe, idéaliste. Malgré les nombreux tours de pédale, l'aventure me semble très loin de s'achever bientôt.
J'attends nerveusement sur le quai de gare buvant du café et savourant le délicieux croissant que Jean-Da m'a offert. Un déjeuné peu habituel, car nous avons quelque chose à fêter. Ce matin, mon amis François arrive par le train. Je me réjouis de cette rencontre. Il est on ne peut plus motivé, a revêtu son "pempers" de cycliste comme il dit, fait le service de son cycle, chargé ses sacoches, embarqué son sac de couchage. Il pédalera deux jours en notre compagnie. Un cadeau inespéré et merveilleux. Entrée en matière: il faut s'asseoir parterre, aller aux wc sans papier toilette, demander de l'eau dans les stations services... puis pédaler dans la campagne à travers champs, de ferme cossue en ferme cossue, magnifiquement décorée en prévision d'Halloween qui approche, saluer les vaches au passage et les jets dans les arbres de la foret. Jean-Da suit les panneaux de piste cyclable, il nous guide le long de ruisseaux, sur des sentiers plein de racines, des chemins agricoles. François tient une forme olympique, je l'invite à ralentir la cadence, il faut tenir la distance. On pic-nique sur une jolie table en rondins dans le près-haut du club de hornussen. Oui ce sport helvétique qui consiste à frapper, à l’aide d’une longue tige flexible, un palet (ou hornuss), à le placer hors de portée de l’équipe adverse (merci Wikipedia, ma culture m'échappe!!!). Quelques montées ensoleillées, vue sur les cimes des Alpes étincelantes. Cette découpe connue me transit, un frisson me parcours. Wouahh, la Suisse!
On glisse droit sur le Palais Fédéral. Un sentiment étrange... On se prend en photo sur la Place, l'impression d'avoir atteint un but, d'être au centre de quelque chose, mais quoi? Berne, c'est un symbole quand même, la capitale de la Confédération quoi... Le centre de la Suisse en somme. La Suisse, point final de l'itinérance. Ces mots me font mal, j'aimerais tellement écrire "de suspension", voire "d'interrogation". Soyons sincère, je n'ai pas envie de l'écrire du tout. Terreur, et puis je me rappelle de tous les aimés à retrouver, de toute la chance et la stabilité qu'offre la sédentarité, du terrain et de l'energie libre pour expérimenter, pour grandir, pour devenir.
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Suisse, Berne: Tour de l'Horloge
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C'est donc une petite arrivée qu'on célèbre. Si on y pense, en réalité, chaque instant peut facilement devenir le point final de quelque chose. Un but donc. Quant on atteint son but, on est victorieux, heureux, comblé. Célébrer sa victoire à chaque instant et en tout lieu, ne serait-ce pas le secret du bonheur?
François, Jean-Da et moi partageons le bonheur et célébrons dans la foret voisine. Ce soir, on s'essaie à la raclette sur réchaud avec pommes de terre, vin blanc, cornichons, tomates, oignons et tout le tintouin. Avec François, avec Jean-Da, à l'ombre du bois, je suis heureuse.
Un petit dej' copieux et du café chaud. Il fait froid, on se met en route direction Fribourg.A travers la campagne brumeuse, on escalade des colline, des chemin bétonnés sont humides, la foret dégouline au dessus de nous. Elle forme une coupole continue sur nos tètes aux couleurs d'un feu d'artifice. Les coups qui exposent et font éclater la terre de la butte d'un stand de tir rendent lugubre cette atmosphère si non mystique, lutine..
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Suisse, Laupen: François et Jean-Da dans la campagne bernoise |
On est affamé et pic-niquons copieusement devant un petit supermarché de Laupen. Tout le monde a craqué et s'est offert la gourmandise de son choix. Être cyclomaute, ça creuse. Que François en fasse l'expérience dans son corps, je m'en réjouis. Un partage non verbal, non cognitive, mais instinctif, primitif. On est en empathie parfaite puisqu'on ressent la même chose au même instant... enfin autant que faire ce peut. Je vis ce partage comme un acte d'Amour. Merci mon amis de consacre un temps pour t'approcher si près de moi, pour accepter de te mettre dans mes basquettes (sur mes jantes), de venir explorer mon quotidien, ma vie. Connaître, c'est aimer; circulation d'énergie.
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Suisse, Laupen : maisons en colombages |
Fribourg, enfin! On s'offre un gueuleton de lions sur le perron de l'Ancienne Gare. Faut finir les victuailles transportées. Il est temps de dire au revoir à François. Merci mon ami, par quatre fois, en chemin, tu es venu à moi, me voir. Ça m'émeut, quelle belle amitié, que de tendresse, que de respect, que d'Amour! Bonne rentrée chez toi petit Ange, à dans quelques jours, à Yverdon, pour partager encore de petites et grandes aventures. Tu me manque déjà.
Les désoeuvrés de la cité universitaire stagnent sur la place de la gare, Notre itinérance permanente les interpellent. D'où venez vous? Combien de kilomètres? Combien de temps? Quels lieux préférés? Quels problèmes? Quelles découvertes?... Une jeune femme s'approche: "Tu est Léo?". Elle me connaît, une travailleuses sociale qui est aussi l'une de mes amie, lui a parlé de moi. "Les récits de ton voyage m'ont aidés dans les moments périlleux que j'ai traversés récemment. Ton histoire m'a donné du courage, m'a montré qu'il existe des gens forts qui avancent au bout de leur rêve malgré les difficultés rencontrées en route. Ça m'a permis de relativiser les miennes. Je t'admire, tu m'as donné l'exemple.". Que dire, je l'embrasse, accroche mes yeux dans les siens lentement et tendrement, accepte le café qu'elle m'offre alors qu'elle est sans le sous. Je suis au bord des larmes: ma vie, mon histoire, mon itinérance a offert de l'espoir, de l'espace, une perspective, un échappatoire, du soutien à une autre personne, si loin, à l'Autre Bout du Monde, et alors que nous nous ne connaissions même pas. Mon coeur semble éclater, quel témoignage merveilleux. Rien que pour cet instant, je repartirais dans l'autre sens, referais le chemin inverse, poursuivrais le périple des années entières, encore, L'effet papillon est une réalité, ceux qui en doute sont obtus, aveugles, de fous utopistes!
Les berges de la Sarine sont brumeuses et glaciales. Le brouillard ne nous lâchera pas jusqu'à ce qu'on atteigne le sommet de la butte qui ouvre sur la Vallée de la Gruyère. Les fermes isolées dans les flancs des collines ont un aspect montagnard. Elles sont entourées de forets flamboyantes et de près vert intense où paissent des vaches en robe de dalmatiens. Les rayons de l'astre filtrent, puis le ciel apparaît clairement: bleu, sans un nuage. On est heureux de le retrouver, c'est magnifique! En contrebas le lac de Gruyère, au fond, le Moléson. Il n'y a plus que de la descente jusqu'à Broc, un jeu d'enfant.
Pic-nic philosophe sur l'herbe sous l'oeil des lamas curieux et des poney miniature. Le soleil tape, il fait presque chaud. Epagny: Sonia (mon amie) et Cédric (son compagnon) nous attendent. Sur leur terrasse, face au château de Gruyères et la cime du Moléson, on partage un apéro de produits du terroir. Une vue et des goûts délicieux. Sonia est la première amie que je retrouve au pays. Elle me laisse généreusement pénétrer son intérieur, son quotidien, son intimité familiale. J'observe incrédule. Je sais ce à quoi ressemble une maison suisse, la vie des familles helvètes. Je le sais et il me semble pourtant le découvrir, perplexe, désorientée, surprise, intriguée... j'avais perdu l'habitude. On visite la ferme, l'une des plus grande production laitière de Haute Gruyères. Cédric est fier de ses vaches, Sonia s'en est aussi amourachée. Il est intarissable en explications et démonstrations. Un beau moment de découvertes passionnantes. La soirée se poursuit autour d'une incroyable fondue crémeuse au vacherin fribourgeois. On échange les nouvelles, partage les idées, raconte nos réalités disparates, les enfants questionnent. La nuit sera glacée, nous la passerons à l'intérieur. Le matin, le givre recouvre tous les près et les forets environnantes, l'aube se lève lentement sur la Dent de Broc. Il est temps pour chacun de partir. Merci Sonia pour ton accueil, ton ouverture, ton enthousiasme, ta gentillesse.
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Suisse, Epagny: au coeur de la Gruyères |
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Suisse, Epagny: un bel accueil ensoleille chez mon amie Sonia |
Les mains gèlent, besoin d'un arrêt café, qu'on prolonge devant la minuscule épicerie d'Enny. On parle peu. Aujourd'hui, Jean-Da et moi, nous nous quittons à nouveau, ça génère une certaine émotion. Ce sera difficile de se dire au revoir, même si la séparation sera de courte durée. A Montbovon, Jean-Da prend le MOB pour les Avants. Je continue, pédalant le long de la gorge de la Sarine jusqu'à Château d'Oex. L'intérieur bouillonnant, tremblante, le cerveau en pagaille, je refuse de penser, me protège de la raison en appuyant successivement sur chacune de mes pédales, utilisant le dénivelé comme un allié. Entre les parois à pic des gorges de la Torneresse, un panneau indique la frontière du Canton de Vaud. La tension monte encore, les poussées successives s'accentuent. L'Etivaz, nouveau bequet, la Lecherette, le Col des Mosses, descente raide jusqu'au Sepey et 4 km d'une pente abrupte pour atteindre Leysin. Le tout presque sans regarder le magnifique paysage qui m'entoure: juste rester là, concentrée sur le souffle, dans l'effort pour ne pas voir la réalité en face, dans le micro pour échapper au contexte, centrée sur son nombril et nier ce qui est entrain de se produire.
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Suisse, Château d'Oex: sur la montée du Col des Mosses |
Pic-nic au soleil sur un banc au centre du village, histoire de calmer l'esprit avant de tourner la clé dans la serrure de l'appartement de mes grands-parents. J'y séjournerais deux jours en solitaire. Une solitude à laquelle je tenais, pour réaliser que je suis véritablement en Suisse, pour retrouver mes esprits avant la dernière "ligne droite" en direction d'Yverdon, pour me faire à l'idée de l'arrivée prochaine, pour prendre conscience que l'itinérance va prendre fin sous peu, pour calmer les nerfs face à toutes ses réalités, pour me préparer aux changements qui vont inexorablement survenir, pour me recueillir et passer un peu de temps auprès de l'esprit de ma Grand-Mère. Salut GM, me voilà! Un grand sourire, une petite larme, le coeur ouvert, l'énergie circule fort. Sur le balcon ensoleillé, je m'installe face au Chamossaire. A gauche, le glacier des Diablerets; à droite, les Muveran, les Dents de Morcles, le glacier de Trient, Les dents du Midi, les Grises... Tous ces noms connus ravivent les souvenirs, les sommets neigeux m'attirent, me donne des envies de glisse. C'est beau, silencieux, calme... ça contraste avec ce qui se passe à l'intérieur de moi. "Avec ce sentiment intérieur [...] qui menace, peut-il y avoir un abri sûr? Où emmagasiner la poudre à canon? Comment retrouver le sommeil la nuit? Si j'étais légèrement différente, je pourrais sanctifier ma passion et puis je retrouverais le sommeil. Et puis mon extase serait ce qu'elle est, mais je n'aurais pas peur." (Jeanette Winterson: La passion).
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Suisse: Lever du jour sur les Dents du Midi et de Morcles depuis Leysin |
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Suisse: descente sur Aigle, vue sur les Alpes vaudoises |
Je chante, sans effort les roues glissent sur ce bitume en lacet. Le ciel est resplendissant, En amont, Les tours d'Ai, du Mayen et du Famelon dressent leurs parois verticales, ébréchées. Mont d'Or et Pic Chaussy droit devant jusqu'au Sepey, puis après le virage, les Dents du Midi. La tour de Don ferme l'horizon au delà du château d'Aigle entouré de ses vignobles couleur or. Pittoresque et féerique. J'aperçois le lac enfin, une tache bleuâtre, vaporeuse surmontée de la pointe du Gramont,. Plus à l'Ouest: les Jumelles. Encore une fois, tous ces paysages connus réveillent le passé, les souvenirs, les sentiments qui y sont liés. Je suis heureuse, je redécouvre des images familières et pourtant lointaines. Je retrouve de veilles connaissances chères à mon coeur, avec des yeux neufs, qui les dévorent, les aspirent, s'en nourrit. Ils n'ont rien perdu de leur superbe, ils sont toujours aussi attirant, comme d'anciens amants avec qui on tombe nez à nez par hasard. Une flamme qu'on croyait éteinte se ravive. Ils n'ont pas changé et pourtant, on les regarde à travers une vision renouvelée, des yeux émerveillés, scrutant tous les détails, savourant chaque courbes, chaque aspérité, retombant amoureux dans l'instant. Je suis heureuse. Juste pour le plaisir, je monte à travers les vignobles, traversant de petits villages rustiques, longeant des murets de pierres qui réverbèrent la chaleur, m'attardant sous le platane géant de la place centrale. Tous ces endroits connus se dévoilent sans pudeur, ils m'accueillent à bras ouvert, je m'y sens bienvenue, sans aucune mélancolie je suis en amour, séduite. Mon pays est beau, j'aime son dessein, les carrures imposantes des monts m'excitent. Des papillons dans le ventre, je suis heureuse.
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Suisse, Leysin: un séjour de recueillement
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Suisse: château d'Aigle et vignobles du Chalbais
Zone industrielle de Villeneuve: la piste cyclable se perd entre les carrés des champs, centres commerciaux et usines. Je zig-zague, rebrousse chemin, déboule dans un cul de sac. Les longues barres grises métallique de la glissière de l'autoroute Valais-Vaud voient défiler des bolides blancs, bleus, rouge, à des allures impressionnantes et laisse transpercer les vrombissements continus des moteurs. A droite, monte un pont dont les jointures s'entrechoquent à chaque passage de véhicule. L'entrée d'autoroute "Villeneuve" canalise les départs en direction de Lausanne. Des tas de gravier jonchent la place en béton que j'ai devant moi. Briques éparses et deux caterpillars parqués dans un coin. A l'entrée, un panneau:
Gens du voyage
5 jours max.
170.- CHf/véhicule
A ce moment s'imprègne dans mon esprit, une chanson: "L'Emigré" ( https://www.youtube.com/watch?v=T8TwO0_cx7Q). Une musique sur laquelle K, parolier lausannois, avec des mots trop naïfs (?), pose sa fable poétique, joyeuse, danseuse, douce comme du miel. L'utopie (?) d'un monde fraternel , sans frontière, arc-en-ciel, philanthropique.
Je suis sous le choc. C'est qu'a l'instant, je me sens, je me vis, je me définis, je suis un "gens du voyage". Là, maintenant, ici, ce panneau s'adresse à moi! Le coeur brisé, je me sens exclue, stigmatisée, rejetée, humiliée, déshumanisée. Le passeport suisse au fond des sacoches me semblent peser lourd, aussi lourd que mon coeur. Jamais sur le chemin on m'a réservé si mauvais accueil. Pourtant cette terre est supposée être mienne. La honte! Je me casse!
Changer les derniers euros qu'il me reste dans un office bancaire de la Grand'Rue. La guichetière s'enquiert de mon numéro de compte, souhaite voir une pièce d'identité. Souriante et désolée que 20 euros génèrent une telle charge de travail, j'essaie: "Et bien, ça ne semble pas simple de changer de l'argent en Suisse. En va-t-il de même dans les bureaux de change?". La réponse est sans appel. La bouche est pincée, le regard noir, la guichetière s'est sans doute sentie remise en cause. Elle est sur la défensive: "Dans les bureaux de change, le taux est moins avantageux. Les contrôles permettent de rectifier d'éventuelles erreurs. Et quoi qu'il en soit, j'ai beaucoup voyagé mademoiselle, et partout où je suis allée, on m'a toujours demandé ma pièce d'identité". Je me tais, remercie, sors, m'interroge mentalement sur les destinations vacancières de cette employée consciencieuse. Elle a beaucoup voyagé, elle doit savoir de quoi elle parle... Je m'enfuis, le sourire aux lèvres, hautainement heureuse d'avoir vécu une expérience différente de la sienne.
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Suisse, Château de Chillon |
Longeant le Léman, par les quais, je rejoins Monteux. Chillon a les pied dans l'eau. Certain de sa splendeur. le château se laisse lécher sans vergogne par les flots. Hasard, un ami de longue date sur un ponton, c'est l'heure du bain. Je salue Thomas avec émotion. Étreindre un Être Humain connu brise quelque chose en moi, quelque chose qui monte du bas ventre et se diffuse dans ma poitrine, arrive dans ma gorge, la serre, la sèche, l'eau s'échappe par les yeux. Un accueil imprévu et tendre, libérateur.
Des encouragement bruyants à la hauteur du Monteux palace, le palais de Caux sur les hauteurs, les places de parc éphémères du Jazz, la Dent de Jaman solitaire et les Rochers de Naye compactes. Un chamboulement intérieur en traversant la Tour-de-Peilz où j'ai "vécu" quelques années, ses commerces, sa tour, ses jardins, les quais, leurs promeneurs, leurs kiosques, l'antenne du Mont-Pelerin. La Place du Marché de Vevey est plus grande que dans mon souvenir, Jean-Da m'attend assis sous les colonnades. On s'est quitté il y a deux jours, j'ai déjà tant de choses à lui raconter. Comme une enfant au retour de son premier jour d'école. Il m'écoute, les passants nous saluent, nous congratulent, nous interrogent... D'où peut on bien venir avec un bardas pareil? Je me sens forte, et grande et fière, et pleine, moi comme une partie du Monde autour, sans barrière, sans frontière, unique et infinie.
Face au lac qui engloutis lentement le soleil, devant leur yourte, Jamie et Sophie débouchent une bouteille de blanc. On ne se connaît pas, pourtant, ils fêtent mon retour comme si je faisais partie de la famille. Tout l'été, Jean-Da fut le voisin du couple au camping de la Pichette, leur amitié est profonde et intense. Je tombe dans la marmite, me sens partie du clan. Rencontrer l'inconnue est une évidence. (Re)connaître c'est aimer, circulation d'énergie. La soirée sera clémente, drôle, tendre, arrosée, joyeuse, compréhensive, harmonieuse, rêveuse. Ce soir je m'endors riche de deux nouveau amis, Sophie et Jamie. Merci la Vie!
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Suisse, Vevey: Rencontre avec Jemmy et Sophie
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Les feuilles mortes craquent sous les semelles, le lac est complètement plat, des pécheurs lancent leurs lignes dans le petit port de plaisance, les dentelures des Alpes sont encore sombres, le ciel bleu avec quelques bandes blanches. De l'autre côté, les vignobles pentus étincellent de mille feux autour de quelques demeures pierreuses, isolées, luxueuses. Aube: je vole quelques instants solitaires à La Riviéra, à l'heure où seule sa beauté naturelle se dévoile, où toute activité humaine se fait encore discrète.
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Suisse: Le lac Léman
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Cerveau cotonneux qui anesthésie un peu l'excitation, l'anxiété, l'émotivité. Constantin (mon frère) a revêtu son t-shirt "vert de Chine", joli clin d'oeil! Lui et Brice (mon cher ami) attendent sur la Place du Marché. Un encas pour commencer, pour éponger les restes de la veille, pour amadouer le corps avant de lui demander un quelconque effort. Brice fait péter un bouchon de champagne, santé! On partage un vrais petit festin, on plaisante, on raconte. C'est irréel d'être ici, ensemble, en Suisse, au bord du Léman, réunis. Merveilleux.
D'abord c'est plat, à vive allure, longeant les coteaux vinicole, dépassant les caveaux, les bourgs pierreux, les châteaux, les villas luxueuses avec plage privative, suivant la voie ferrée, traversant Saint-Saphrin, Rivaz, Epesse, Paudex, Cully, on atteint Ouchy. Tout le monde est anxieux de la montée qui nous attend, personne ne tient une grande forme... certaines fesses sont douloureuses, certains souffles sont cours, certaines paupières sont lourdes, certains genoux grincent... Une glace et ça repart, lentement on atteint la gare, la clinique Cécile, le Pont Chauderon, puis on suit la ligne du LEB. Pupilles dilatée, j'absorbe tout ce qui se présente, mes rétines boivent, mon esprit plane, les lèvres sourient béatement, le cerveau oublie toute notion de rationnalisation. C'est génial, je traverse Lausanne!!!
Les moins chargés arrivent en premier, honnêtement tout le monde en est ravis (de l'arrivée donc!). Constantin nous ouvre sa ferme (à Lausanne?, Cheseau? ou Le Mont?... Qu'importe, on y est! OUF!). C'est la première fois que je la visite. Une bâtisse logeant jadis le grade forestier (ça tombe bien!!!) communal. Une demeure rustique avec jardin, poulailler, "plage privée", sans chichis, confortable, les pieds encrés dans le sol, stable, droite, vraie. Jean-Da et moi sommes sous le charme. Mon frère allume le feu du poêle à bois, la chaleur commence à se diffuser dans la cuisine alors qu'on s'installe autour de la table en bois, sur des chaises dépareillées. On ouvre des bières et du blanc, on se congratule, on se souviens de l'étape, on en parle comme si on venait de faire le tour du monde (comme si on venait de faire le Tour du Monde!), on est heureux ensemble, fiers de soi, apaisés après l'effort. Baptiste (mon frère... aussi!), Ewa (sa compagne) et Mirko (un colocataire) se joignent à nous pour une raclette "bien de chez nous", avec Snickers en désert... par ce que Brice n'a pas pu S'EMPÊCHER d'en acheter un maxi pack... parce que Jean-Da y est PRESQUE addicte... parce que Baptiste a des trous de mémoire... parce qu'on est gourmands! Encore des retrouvailles au programme, les pics émotionnels s'enchaînent sans en devenir banals, je nage littéralement dans la joie, à vrais dire, je sais plus très bien où j'en suis. Mon humeur semble partagée. Mirko partage son limonchelo et grappa natals, Baptiste et Ewa écoutent et sourient en permanence, Jean-Da danse sans bousculer trop de chaises, dieu merci, Brice est intarissable, raconte des histoires louches, fait rire la gallérie, Constantin qui est le seul à maîtriser un tant soit peu la technologie actuelle joue les disques-jokeys, et moi... je suis un peu partout, fait un peu de chaque... perd la tète, bois, ris, observe, me trémousse, programme des musiques défraîchies qui me tiennent à coeur. Une soirée mémorable, délicieuse, intensive, authentique... Un merveilleux cadeau de bienvenue, merci les gars (et Ewa), merci à vous, merci mes potes, merci!
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Suisse, Cheseau sur Lausanne: grosse soirée dans la ferme de Constantin |
7h00, petit dej'. J'ai tout préparé mais n'obtiens aucun succès, la position horizontale est savourée jusqu'à la der'. "Y'a encore beaucoup de montée?". Pas vraiment, mais on est tellement pas frais que l'on fait une montagne de la moindre inégalité de pente. Forets, champs, villages, poules, chevaux, vaches, clocher, le chatesu d'eau blanc de Corcelles sur Chavoray, et on y est. Les courbes des crêtes si familieres de la chaîne du Jura se dessinent clairement et ferment l'horizon au dessus de la plaine de l'Orbe. Mont Tendre, Suchet, Aiguilles de Baumes, Cochet, Chasseron. Tout au fond, le Chasseral. Les garçons dévalent tels des bolides la descente d'Ependes, celle là même qui fut une montée tans redoutée (voir: https://www.youtube.com/watch?v=rNiXAFfMe1w) il y a trois ans de cela. A l'arrière, je m'attarde. En bas, à peine voilé de brume, le lac de Neuchatel
, à sa pointe, les bâtiments
de ma ville natale. Je reconnais l'immeuble
où j'ai habité, ceux où logent mes amis, la toiture du Temple, le château
, la Tour Bel-Air... Je prends une grande inspiration, plusieurs, calme mon pou et m'élance
à la suite des mecs grisés par la pente. Tout ce qui se passera ensuite, se passera dans une sorte de demi-songe, tout me semble absolument irréel
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Suisse, Yverdon: mes trois mousquetaires arrivent en ville |